Romain Gary, pas mort. Par Avroum Bar Shoshan

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Romain Gary, pas mort

par Avroum Bar Shoshan

Romain Gary, sa vie durant, a jonglé avec les identités ─ Roman Kacew, Romain Gary, Émile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatat Bogat, François Mermont et Lucien Brûlard, pas moins de sept étiquettes ─ en les chargeant, parfois, de sens : ainsi Gary signifie en russe « Brûle » à l’impératif, comme l’autre pseudonyme de Brûlard, et Ajar signifie « Braise » en russe ─ c’était le nom d’actrice de Mina Owczyńska, sa mère ─ tant il joua, sans doute, sa vie durant avec le feu, jusqu’à faire feu contre lui-même et disparaître, lui qui se suicida le 2 décembre 1980 en se tirant une balle dans la bouche. Tout cela a fasciné Delphine Horvilleur au point de publier cet énigmatique « monologue contre l’identité » qu’elle intitule Il n’y a pas de Ajar.

Celle qui s’y entend pour Vivre avec nos morts (Grasset, 2021) s’empare de Romain Gary affublé de son masque de Ajar pour se livrer à une piquante et ludique variation sur les avatars de l’identité, tellement mise à mal par Gary qui parlait de « certificat de non-existence ». Et dans sa préface, elle brode sur le Dibbouk ─ littéralement « Entre deux mondes » ─, vieux mythe yiddish de l’être qui hante une personne, parle et agit en elle. Ce thème de la « possession » avait naguère inspiré une pièce de théâtre, écrite en russe, puis traduite en yiddish, de Shalom Anski, de son vrai nom Shloyme Zanvl Rappoport, créée précisément à Vilnius, en 1917, trois ans après la naissance de Romain Gary ; et ce dernier avait saisi la balle au bond pour brosser dans le délire et la rage un nazi d’après-guerre possédé du dibbouk du Juif qu’il a assassiné ; et ce fut, hilarante et grinçante, La danse de Gengis Kohn, en 1967. Delphine Horvilleur s’empare de ce mythe et prétend être habitée du dibbouk de Gary, dont elle interprète le pseudonyme à sa manière : il signifie pour elle, férue d’hébreu, « l’étranger en moi », ce qui correspond, en la tordant un peu, à la racine hébraïque Ger גר  = étranger, qui apparaît dans le récit d’Abraham (Berechit, 15/13) et qu’on retrouve dans le nom du fils de Moshé : Gershom, né chez les Madianites,  littéralement ger sham גרשם, « étranger là ». De même, en tirant un peu sur l’écheveau, Ajar, selon elle, viendrait de l’hébreu A’her אחר = autre : Je est un autre, certes, et Ajar est Gary.

Le monologue qui suit, et qui est véritablement théâtral, a été créé, avec succès, le 19 septembre 2022 au théâtre Les Plateaux Sauvages, mise en scène : Johanna Nizard, Arnaud Aldigé, avec : Johanna Nizard, suivi de tournées dans toute la France (et peut-être, un jour, à Vilnius, son port d’attache). L’interlocuteur supposé n’est autre que Bernard Pivot, dont on reproduit la présentation, le 3 juillet 1981, sur le plateau d’« Apostrophes », du véritable Émile Ajar, qui est proprement le « neveu » de Romain Gary et son pseudo. Le personnage, seul en scène, se présente à lui et à nous : Abraham Ajar, autrement dit A.A., deux fois A, soit l’origine de tout. Or Abraham, dans la Bible, nous dit-on, est fils de Terakh, que la Bible française a orthographié Tharé, et voilà cet envol comique qui doit mettre le public dans sa poche :

« Le fait de savoir que tous les fils d’Abraham sont des petits-fils de taré, ça permet de mieux comprendre l’Histoire : ses millénaires de fraternité humaine, et tout cet amour dont on a fait des guerres et des génocides, c’est d’abord un problème congénital. »

Nous avons là l’immanquable impression que Romain Gary a écrit ces lignes et qu’on entend sa voix, c’est son style avec son sens aigu de la dérision et son pessimisme radical. Mais qu’en est-il, vraiment, de l’identité ? Cet Abraham Ajar est fils d’un père qui n’est que le fils fictionnel de Romain Gary qui a laissé le mystère planer jusqu’à sa mort, six ans après la naissance d’Émile Ajar, incarné fictivement dans la personne du fils de sa cousine germaine Dinah, Paul Pavlowitch.

Nous sommes soumis à la magie du théâtre et au talent de la dramaturge qui, ouvrant grand les yeux sur ce monde actuel et ses marques de détestation, met les pieds dans le plat. L’antisémitisme est forcément dans son collimateur, elle qui a publié précédemment ses Réflexions sur la question antisémite (2019) et qui revient sur le roman La Vie devant soi, du fait que cet Émile Ajar est supposé vivre dans la cave de l’immeuble, le « trou juif », de la vieille rescapée de la Shoah, ayant remplacé le personnage de Momo :

«  Bon, tu te souviens de l’histoire ? Ça raconte une amitié improbable entre un petit Arabe de Belleville, Momo, et une vieille juive. À l’époque, c’était presque réaliste. Aujourd’hui, plus personne ne goberait cette histoire. Ces dernières années à Belleville, on trouve encore beaucoup de vieilles juives mais elles ne seraient pas nombreuses à prendre le risque d’accueillir le gamin arabe de l’immeuble. Elles se méfieraient sans doute de Momo, au cas où il aurait l’idée soudaine de les défénestrer, un jour d’abolition de son discernement. »

Bien sûr, l’actualité fait irruption avec le rappel du tragique destin de Sarah Halimi défénestrée par son voisin arabe qui aurait eu, selon l’expression d’alors, une « bouffée délirante », échappant de ce fait à toute impunité. Mais la cible véritable est celle de l’identité forcenée à laquelle se livrent nos contemporains, test ADN à la clé. Delphine prend alors la voix de Romain ─ ou d’Émile ─ pour souligner « cette idée morbide qu’il y aurait une possibilité d’être vraiment soi ». Et elle enfonce le clou : « Merde à l’identité. Merde à tout ce qui te fait croire que tu n’es rien d’autre que ce que tu es ». Et elle prend plaisir à faire défiler les nombreux visages de l’humain dans la société d’aujourd’hui :

« Avant, on rencontrait des gens qui étaient plein de choses à la fois : pied-noir, fils d’immigrés et homosexuel, communiste et gymnaste…, ou alors juif-athée-joueur d’échecs et goyophile ; eh ben là, c’est fini. Chacun n’est plus qu’un seul truc, catho, gay, vegan, qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre […], tu ne joues plus que dans une seule catégorie et tu es donc sans rapport avec qui que ce soit d’autre. Bien sûr, ça oblige à un certain niveau d’entre-soi pour préserver la pureté de l’édifice. »

À partir de là, adoptant une fois de plus le masque de ce Roman qui traversa tant de pays et changea tant de fois de noms et parlait aussi tant de langues, l’auteure fait l’éloge du métissage :

« Je suis pour polluer toutes les ‘’identités’’. Pour que puisse à nouveau circuler la conscience claire de tout ce que l’existence doit au mélange. »

Reste la « transidentité ». On rappellera au passage qu’en hébreu le mot visage ne se dit qu’au pluriel : panim פנים. On n’est jamais seul avec soi, on est toujours plusieurs. Le fameux  caméléon dont a parlé Romain Gary, qui est lui et qui est autre selon  la couleur du contexte, Woody Allen en a fait le personnage de son film Zelig, qui change de peau au fil des rencontres : the Chameleon Man. Abraham Ajar est un autre Zeligman (זליגמן = « Heureux homme ») :

« Je crois qu’au fond, aucun de nous n’est uniquement ce qu’on dit qu’il est. Qu’est-ce qui t’empêche, toi, par exemple, d’engager une transition de genre, de sexe, de couleur ou de religion ? On est tous en chemin vers ce qu’on peut encore être, et cela implique forcément de quitter ce qu’on était. »

Ce monologue fait du délire son moteur et son atmosphère et, dans le sillage d’Ionesco ou de Beckett, ou drôle ou profonde, elle nous sert là un magnifique acte de théâtre de l’absurde, qui est aujourd’hui, dans notre monde déboussolé, la seule façon d’accéder à la vérité.

Avroum Bar Shoshan

Delphine Horvilleur

Il n’y a pas de hasard

Grasset, 2022, 94 p.,12€

2 commentaires

  1. Magnifique commentaire! L’ouvrage l’est sûrement tout autant. L’auteur a mille fois raison de refuser les identités à sens unique. Si l’identité, c’est ce à quoi l’on s’identifie au jour le jour, de minute à minute, alors pourquoi se limiter à la religion ou à la nationalité, notions absentes des préoccupations quotidiennes de la plupart des gens? La vraie identité se métamorphose en permanence! Il n’y a pas d’identité permanente (mise à part la conscience de soi en tant qu’être humain)

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