
De quelque côté qu’on le prenne, sous quelque film qu’on l’envisage, pour peu qu’on soulève son masque, Roman Polanski est toujours le même, toujours un mensch, un homme accompli, un cinéaste de première. Un de ses meilleurs films, à mes yeux, l’un des plus paraboliques, est The Ghostwriter (2009). À voir, à revoir, à admirer.

Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Berlinade 2010
Le protagoniste, ce Ghostwriter, n’est jamais nommé. N’ayant pas de nom, il se présente comme Ghost tout court et son employeur, un ex-premier ministre britannique, s’adresse toujours à lui en l’appelant Old man / « mon vieux ». Est-ce là le destin de tout nègre, disons plutôt écrivain anonyme,de n’être que l’innommable fantôme de l’Auteur ? Moi qui n’ai jamais été qu’un porte-voix, puisque traducteur aux multiples faces – panim פנים, dit l’hébreu, punim en yiddish−, muni d’autant de masques que les visages des dizaines d’écrivain(e)s qu’au prix de quelques grimaces j’ai fait parler en français, je n’ai pas d’identité, ou presque. Faut-il rappeler que longtemps le nom du traducteur était ou oublié ou relégué en quelque page arrière? A fortiori cet alter ego au moi effacé. C’est donc en connaisseur que j’ai suivi pas à pas le fil narratif déroulé de ce Ghostwriter qui me fit froid dans le dos, en dévoilant d’emblée : « C’est le livre qui l’a tué ».

Si l’on sait que Roman Polanski, cinéaste franco-polonais, est né (à Paris en 1933) Raymond Liebling, on comprendra qu’il ait toujours avancé masqué. Et que tout film issu de sa lanterne magique ─ jouet primordial de son enfance ─ est à double sens, double entrée, double étage (comme dans Le Locataire), double couple (comme dans Lunes de fiel) et qu’il se fonde toujours sur une doublure, un moi au miroir, illusoire ou évanescent. On ne saurait visionner The Ghostwriter sans regarder derrière, sans soulever le masque, sans retourner le décor. Le ressort essentiel du film est justement un tiroir retourné et renversé, au dos duquel une enveloppe scotchée délivre la clé de l’intrigue qui, en bonne logique policière, se développe en jeu de piste.
Un tiroir comme un fichier de bibliothèque qu’on coulisse et qui donne accès à l’œuvre essentielle. Le tiroir glisse sur ses rainures et délivre un message. Dans ce film si lisse qui se présente dans un décor gris et mat, à tel point qu’on croit le voir en noir et blanc, il y a forcément des arêtes, des clous d’alpiniste qui permettent d’accéder au sommet, autrement dit à la vérité. Et puis il y a des feuilles mortes, qu’un jardinier ramasse, et puis la mer aux flots tumultueux dont Polanski avait capté le message maléfique dans son précédent film, Pirates, et dès son premier long métrage, Le couteau dans l’eau. La caméra s’attarde sur les vagues plombées qui se soulèvent, lames mortifères. Et là un ferry et une voiture. BMW initiale, solitaire et abandonnée dans le ventre marin, à laquelle répond le bolide terminal traversant l’écran comme l’éclair, tous feux allumés, qui renverse, tue et provoque l’envol de toutes les feuilles… du tapuscrit.
Ce film se présente comme une quête insaisissable, ineffable, impalpable, celle d’une mémoire, et d’un manuscrit de « Mémoires » recélant une vérité cachée, et qui est si peu bonne à dire qu’elle condamne du début à la fin tout révélateur. L’écran s’ouvre et se ferme sur une voiture. Et qui dit voiture dit parcours, course effrénée, grondement et trépidation, halètement et angoisse, crainte et tremblement. Mais entre les deux, l’histoire est enclose comme dans un cercle, un carcan, osons même un mot, qui renvoie au propre vécu de Polanski : un ghetto. En fait, une île au large du Massachusetts, noyée de pluie, de grisaille, de froid, un îlot de réclusion qui fait dire, à la femme de cet homme politique dictant ses mémoires qu’elle est « comme Napoléon à Sainte-Hélène ». Et qui sera, certes, l’île du Diable du dernier film de Polanski, J’accuse.

Bien entendu, la caméra ne s’est pas transportée aux États-Unis où le réalisateur serait tout aussitôt jeté en prison, mais au Danemark, qui ne manque pas d’îles aussi plausibles que repoussantes. Les couleurs d’un paysage sinistre, le phare balayant la chambre, la corne de brume par intermittence, tout concourt à cette impression/oppression d’étouffer qu’on peut sentir aussi dans le glacial et gris Jutland du Festin de Babette, sauf qu’ici il y a mort d’homme. Chez Polanski le ghost, le négatif de l’auteur des Memoirs, doit mourir comme Mike, son prédécesseur, et pourquoi ? That is the question.
Ghost première : flots gris, ferry touchant au quai, mâchoire d’acier du gaillard d’arrière qui s’écarte et se soulève comme la gueule d’un cétacé, voitures roulant sous la pluie glauque, gros plan sur une BMW laissée là par défaut du passager. Aussitôt convoqué à la deuxième séquence : flots gris d’une plage paresseuse vomissant le corps d’un noyé. Dont on apprend à la séquence suivante, dans le bureau cossu d’un éditeur londonien, que l’« écrivain fantôme » de l’ex-premier ministre britannique, alors même qu’il allait mettre la dernière main aux Memoirs de ce dernier, s’est noyé ─ accident ou suicide ? ─ et qu’il faut le remplacer. Un agent littéraire est là pour présenter et faire engager un nouveau Ghostwriter. Le protagoniste ─ magnifique acteur Ewan Mc Gregor ─, évasif à souhait et l’œil toujours surpris, hébété et comme à côté de la plaque, ce qui est le propre d’un scribe anonyme, ne sait dire qu’une chose : heart, suggère-t-il, le cœur, voilà le seul ressort d’un récit capable de séduire des lecteurs et d’assurer la promotion de ces Mémoires. Et le cœur va l’emporter dans ce scénario où la nouvelle plume anonyme va entrer dans la peau du précédent Ghost, jusqu’à chausser ses pantoufles, alors même que les découvrant sous le lit de son prédécesseur, il les jette dans la corbeille de la chambre qu’il occupe. La découverte de la maison où se déroule la quasi-totalité du film est dans un paysage aussi désolé qu’isolé, noyé de pluie, où, à plusieurs reprises, on aperçoit un balayeur ramassant des feuilles mortes, jusqu’à se désespérer de les voir s’envoler au vent. Le spectateur doit bien s’imprégner de cette image s’il veut comprendre le dénouement. Image récurrente, aussi signifiante que chez le compatriote de Polanski, Krzysztof Kieslowski, également formé à l’école de cinéma de Łódź, qui, dans sa trilogie Bleu, Blanc, Rouge, introduit à chaque fois une vieille femme percluse essayant difficilement de jeter une bouteille dans un containeur − séquence censée illustrer l’indifférence des autres. La maison est située dans un vaste parc sécurisé et clôturé de grilles, surgissant sur l’écran et dans la vision panoramique de Ghost comme un parallélépipède dont les murs sont un assemblage de moellons gris, évoquant peut-être, si l’on a lu l’autobiographie (Roman par Polanski, Paris, Robert Laffont, 1984) du cinéaste et sa description du ghetto de Cracovie, le lieu d’un enfermement.

Ghetto de Cracovie
Un site concentrationnaire, ce que soulignent sans doute les tableaux accrochés aux murs, des toiles noires dont l’une montre, peut-être, des déportés alignés. On notera que ces peintures sont l’œuvre du cinéaste Jerzy Skolimowski, né à Łódź − nombril du monde du cinéma −, scénariste du Couteau dans l’eau, rencontré par Polanski pendant ses études de cinéma à Łódź, peintre aussi fortement marqué par la mort en camp de concentration de son père, résistant polonais. Une autre réminiscence personnelle est cette séquence où Ghost, fuyant le ferry où le traquent les tueurs de la CIA et bloqué par le grillage clôturant l’embarcadère, l’escalade et saute de l’autre côté, tout comme, enfant et voyant son père arrêté par les nazis, le petit Roman s’enfuyait et s’échappait du ghetto par une ouverture connue de lui, entre les barbelés.
Échappe-t-on jamais à son passé ? Polanski l’aura transporté, dans les avatars de son existence, d’un bout à l’autre jusqu’au J’accuse. Des images fortes telles que la meute des manifestants haineux invectivant le personnage de l’ex-premier ministre sont évidemment parlantes. Mais on notera l’humour subtil de Roman Polanski : lorsque Lang ─ ainsi se nomme cet ex-Prime Minister of the United Kingdom, interprété par Pierce Brosnan, play-boy bronzé à souhait ─ est l’objet d’une accusation de crimes contre l’humanité dénoncés au TPI et se voit contraint de rester confiné dans un pays qui ne le livrera pas à la justice de La Haye, eh bien ! ce pays se trouve être justement les États-Unis, où l’on sait que Polanski est interdit de séjour sous peine de… Savoureux clin d’œil !
Et donc, comme dans toute sa cinématographie, Polanski est obsédé par l’enfermement, la clôture, le huis-clos. C’est là, derrière ces moellons gris, qu’est enfermé le précieux manuscrit des Memoirs que Ghostdoit acheveret corriger pour leur donner plus d’allure et d’élan commercial, et certes en y introduisant l’élément sentimental propre à satisfaire cette exigence de « cœur ». La question posée, et c’est le nœud de l’intrigue, est la vocation politique. Comment devient-on premier ministre, et par quel cheminement ? Lang évoque la rencontre d’une jeune fille venue frapper à sa porte à Cambridge un matin, alors qu’il cuvait une soirée trop arrosée, et dont le visage dégoulinant de pluie ─ toujours la pluie ─ a provoqué chez lui le coup de foudre, et cette jeune étudiante l’aurait, dit-il, amené, par amour, à distribuer des tracts et à adhérer au parti travailliste. Vérification faite plus tard, Ghost découvre, sous le tiroir retourné de l’armoire dans la chambre de Mike, des photos inédites et anciennes qui révèlent ce que furent ces années de College à Cambridge. Le recoupement des dates laisse éclater le mensonge : Lang a adhéré au parti travailliste bien avant, et sous l’influence déterminante d’un agent recruteur de la CIA, venu faire, expliquera-t-il plus tard, son doctorat dans la grande université anglaise. Voilà les fils, et telle est la vérité cachée qui, afin de n’être pas révélée, a provoqué l’assassinat de Mike. Ghost en aura la certitude lors d’une balade à vélo sur cette île où il rencontre un très vieil homme ─ Eli Wallach (fils d’immigrants juifs polonais, tiens donc), dans l’émouvante prestation de ses 93 ans ─ qui lui révèle l’incongruité du lieu où le corps de Mike s’est échoué, la présence de lumières sur la plage et d’une femme qui, ayant aperçu cette mise en scène ou cette machination, est malencontreusement tombée dans son escalier et se trouve dans le coma. Ressort évident du thriller : le premier qui dit la vérité…. On connaît la chanson (de Guy Béart).
Et comme tout bon film noir, frisson et mystère garantis, d’entrée de jeu éclate un scandale politique qui va éclabousser tout le monde jusqu’à la limite extrême, autrement dit la mort. Lang est accusé de crimes de guerre pour avoir livré à la CIA des présumés terroristes pakistanais, au demeurant citoyens britanniques. Qui ont été torturés ─ séquence de supplice de la baignoire, de l’eau, de l’eau toujours ! La question posée est alors formulée et c’est le dilemme le plus actuel : comment lutter efficacement contre la terreur et le terrorisme ? La détention brutale et la torture sont-elles acceptables ? Lang se défendra sur ce terrain en dénonçant cette « époque bizarre où ceux qui défendent la liberté et la justice sont traités de criminels alors que ceux qui incitent à la haine et cherchent à détruire la démocratie sont traités en victimes ». (Est-ce Roman Polanski qui parle ?) Il n’empêche, son ancien ministre des affaires étrangères, qu’il avait limogé, l’accuse nommément à la télévision de crimes contre l’humanité, et c’est d’ailleurs lui qui viendra en aide à Ghost lorsque ce dernier se retrouvera pris aux rets de toute l’intrigue qu’il aura démêlée et de cette vérité qu’il voudra révéler au grand jour. Mais si Ghost joue ici les naïfs et les égarés tout en demeurant pugnace, c’est pour mieux démontrer l’immense hypocrisie du politique : le film n’en épargnera aucun, et nul ne pourra dire, dans ce combat douteux contre le mal, où se situe le bien. Bref, tout finira mal, et, après que Lang aura été victime du mortel attentat perpétré par le père d’un soldat tué en Irak et dont il rend responsable l’ex-premier ministre, une voiture viendra à la fin « balayer » le Ghostwriter dont le fatal manuscrit qu’il tenait à la main s’envole au vent comme les feuilles mortes du jardinier de la villa insulaire.
La puissance du scénario n’a d’égal que sa rigueur. On sait Polanski maniaque du détail, et la pellicule se déroule avec une incroyable fluidité, sans raccords, sans ruptures, avec de grands plans séquences et dépourvue de ces virevoltes de caméra qui trop souvent tournent la tête et noient le poisson. Ainsi de la récurrence du balayage des feuilles, véritable prolepse de la séquence finale qui voit les feuillets du tapuscrit voler au vent après que le corps de Ghost aura été écrabouillé par la voiture lancée à mort contre lui par ceux qu’on suppose être des exécutants de la CIA dont le chef est admirablement campé par l’inquiétant professeur Emmett (l’acteur Tom Wilkinson, dont on se rappelle le rôle d’officier nazi félon dans le film Walkyrie, de Bryan Singer, cinéaste obsédé par le nazisme). La grande trouvaille du film est le rôle du GPS de la voiture qui va conduire, malgré lui, Ghost jusqu’au domicile d’Emmett et entraîner la tentative d’assassinat que ce dernier commanditera à l’encontre du scribe. Comme souvent, c’est le hasard qui, en apparence, conduit l’intrigue : Ghost qui en a assez d’être reclus dans la villa insulaire veut regagner l’hôtel où il logeait initialement, mais la pluie, toujours abondante et cinglante tout au long du film, le fait renoncer à s’y rendre à pied et il prend, pour la première fois, la voiture qui était à la disposition de son prédécesseur. Et voilà que sitôt le contact mis une délicieuse voix féminine s’élève du GPS ─ programmé pour l’ultime et fatal itinéraire de Mike, en somme un flashback virtuel ─ qui le conduit patiemment et inexorablement au ferry, puis sur le continent jusqu’à la demeure de l’agent recruteur de la CIA (qualifié plus tard de « maître-chien »). Là toutes les cartes sont étalées et la vérité est mise à jour, avec pour inéluctable conséquence la décision d’éliminer le fâcheux interlocuteur ─ malheur à celui qui dit la vérité, n’est-ce pas? Avoir inventé un GPS comme guide narratif est d’une très grande originalité. L’autre belle trouvaille de la mise en scène est ce bout de papier où Ghost a écrit la phrase clé du manuscrit des Memoirs qui énonce/dénonce la compromission de Lang et de son épouse comme agents de la CIA et traîtres à la cause britannique : Ghost qui assiste au lancement du livre des Memoirs d’Adam Lang dans un salon londonien, et qui se trouve à l’arrière des invités, fait passer ce papier dénonciateur plié en quatre à la personne qui est devant lui, qui la refile à l’autre devant elle et ainsi de suite à une dizaine de reprises jusqu’à ce qu’il parvienne aux mains de Ruth Lang qui vient de clore son éloge funèbre en exaltant le « Great Patriot » que fut son mari ! Tandis que de loin Ghost lève son verre de champagne en clignant de l’œil à Ruth avec l’air de dire « je t’ai bien eue », celle-ci, dont le visage se décompose, se précipite vers Emmett, venu là comme il se doit assister au triomphe public du mensonge et de la fourberie, et l’on comprend que la machine à tuer se met aussitôt en marche. Le reste n’est plus qu’envol de feuilles mortes.
Hitchcock, s’il avait encore eu des yeux pour le voir, n’aurait pu qu’applaudir : Polanski fait jeu égal. The Ghostwriter est un film aussi percutant et attachant que les meilleurs thrillers du génial cinéaste de The 39 Steps, de The lady vanishes ou de The Man Who Knew Too Much. Et l’on se souviendra du film de Sydney Bernstein German Concentration Camps Factual Survey, en 1945, documentaire horrifiant sur la libération d’Auschwitz, Bergen-Belsen et Dachau, dont Alfred Hitchcock fut le monteur et le commentateur et qui, raison d’État oblige, ne fut projeté qu’en 1985, puis révélé à la Berlinade de 2014, et en 2015 au Museum of Tolerance de Los Angeles, pour le 70ème anniversaire de la libération des camps : International Holocaust Remembrance Day, sous le titre de Night Will Fall.

Roman Polanski, qui s’est essayé avec bonheur à tous les genres de l’écran, a tout osé et tout réussi. Si son personnage de Ghost s’est fait connaître chez l’éditeur, au moment de son engagement, par son écriture des Mémoires d’un magicien qui « scie et triomphe », le cinéaste, lui, d’un bout à l’autre et à tout jamais, restera pour nous un merveilleux illusionniste − et sous la peau du ghost, en faisant illusion, Roman le Juif, le cinéaste illuminé de Łódź, tout un mensch.
Avroum Bar Shoshan


Grande synagogue de Łódź
(avant 1939 et aujourd’hui)
(Commentaire de Claude Kayat) Une fois de plus, Avroum fait ici preuve d’une vaste érudition et de la vive sensibilité qu’on lui connaît. À l’évidence, il connaît aussi bien le cinéma que la littérature. Pour mettre ainsi en valeur les mérites d’un “mensch” hors pair, il faut me semble-t-il être soi-même un “mensch” du même niveau. Chapeau, Avroum! Kol hakavod!