Albert Bensoussan
Va ! Va !
Du nomadisme hébraïque
Giacometti
Je n’ai de cesse que d’aller vers moi et jamais ne me trouve. Comme chaque année, en la troisième péricope du livre du commencement (Berechit), Abraham, ce père dont je porte le nom אברהם me rend visite et c’est comme l’avènement d’une grâce, le ‘hessed חסד. Et c’est curieux, parce qu’il me renvoie toujours l’injonction que lui a faite la divinité : Lekh lekh לך לך, que l’interprétation rabbinique vocalise et lit Lekh lekha : va vers toi, va pour toi (les exégètes admettent les deux sens prépositionnels), mais l’on notera comme une évidence l’ambiguïté graphique de cette expression qui ne fait que répéter le même mot en ses deux lettres, lamed ל khaf ך. Mais pourquoi en faire une injonction personnalisée : pourquoi va vers ou pour toi ? La désinence toi est le fruit de l’interprétation, alors que le mot seul, tel qu’écrit, dit à mon oreille : lekh-lekh, va-va ! Et c’est, plus qu’un bégaiement, une insistance dans l’intimation, comme lorsqu’on lève le doigt et dit à celui qu’on incite à se mettre en marche : Vas-y, vas-y, et même vas-y donc, vas-y une bonne fois.
C’est ainsi que je comprends ce mot répété à l’adresse d’Abraham, et ce depuis des années, et voilà que, confirmant cette évidence, mon regard tombe sur un savant ouvrage de la rabbine Delphine Horvilleur qui, dans Comment les rabbins font les enfants (Grasset, 2015), dit pareil et écrit :
Les deux mots qui la [formulation divine] composent sont en hébreu le même terme énoncé deux fois, deux lettres répétées à l’identique (lamed kh’af – lamed kh’af) av ec une simple vocalisation différente, un message qui résonne comme un bégaiement : « Va-Va ! »
Abraham entend l’ordre comme un écho… Il est porteur d’un voyage inédit mais aussi chargé de celui de la génération passée qu’il va devoir métaboliser et emporter avec lui vers la terre promise : Va-Va !
Et moi j’entends bien qu’il faut, une fois de plus, me mettre en marche et aller de l’avant. Je n’ai de cesse que d’aller ou vers moi, ou pour moi, je me le répète périodiquement, tout en sachant que je ne me trouverai jamais, car quel homme, quel être humain, peut à terme se dire accompli ? L’homme sera toujours en devenir jusqu’à la fin des jours, et pas seulement des siens, l’humanité tout entière est en devenir, en demeurant dans l’inaccompli tant le monde d’aujourd’hui, comme celui d’hier, et probablement celui de demain, n’est fait que de chaos maladroitement rafistolé. De là aussi, l’injonction kabbalistique : le Tikkoun, la réparation, mais les fameux vases brisés ─ chevirat hakelim ─ qui, dans la vision des sages de Safed, étaient l’image de cette Création ─ loupée ? et à qui la faute si ce n’est à l’homme, meurtrier de son frère et saccageur du jardin d’Éden ? ─ seront-ils jamais recollés ? Et qui libérera la lumière prisonnière de la matière ? (Mon épouse Déborah, qui fait du judaïsme sa source de vie – Mekor ‘hayim מקור־חיים ─, pense qu’à l’explosion du chaos adviendra forcément le Messie.) La Torah et la pensée juive ne sont faites que de questions ? C’est à l’homme de donner des réponses, mais avouons-le, jusqu’ici, quel ratage !
Ce chemin n’a pas de fin. Je veux dire pas de fin pour la raison, pour la tête pensante, mais je sais bien que cette route a une borne pour ce corps qui me porte, et c’est le Terme, le sof סוף, mot hébreu désignant aussi bien la fin du chemin que la finitude de notre enveloppe charnelle, qui est de terre – l’esprit divin le rappelle à Abraham, comme s’il pouvait l’oublier, lui et sa descendance sont comme la poussière de la terre : ka’afar כעפר haaretz הארץ. Qohélet reprendra et ressassera cette unique, cette aveuglante vérité : poussière tu es, poussière tu seras, et pour l’éternité. C’est même cela seul notre éternité : l’enveloppe périt, mais en fait se transforme en ce qu’elle fut initialement : ce grain de poussière à partir duquel se bâtit la vie – éphémère et fragile, friable et vouée à sa perte, la désintégration minérale. Et Abraham s’en souviendra, lui qui, au chapitre suivant (Vayera), s’adresse à la divinité en se définissant, lui-même, comme ‘afar vaefer ─ עפר־ואפר ─, poussière et cendre, autrement dit poudre hyperbolique. En vérité, l’homme n’est qu’insignifiance, Abraham est le premier à en prendre conscience et à le dire.
Le vent des paroles soulève la poussière, cette poussière que nous sommes, et la transporte, indéfiniment. Ainsi Abraham, qui n’est encore qu’Abram puisque cet homme en marche n’est ni rendu, ni arrivé, s’en est allé avec תרח Terah, son père, depuis Ur en Chaldée ─ « Ur, ville du premier Hébreu », selon David Shahar ─ mon ami tant aimé et auteur israélien du cycle romanesque היכל־הכלים־השבורים (eykhal hakelim hashvourim) Le palais des vases brisés, en sept tomes (admirablement traduits par Madeleine Neige), et plus particulièrement d’Un Voyage à Ur en Chaldée (Gallimard, 1980).
דוד־שחר
De la Mésopotamie, autour du golfe Persique jusqu’à Harran en amont de l’Euphrate, dans ce qui est aujourd’hui la Turquie. Et maintenant que Terah est mort, voilà Abram qui repart, accompagné de Loth, son neveu, et de son épouse Saraï שרי , qui n’est pas encore Sarah שרה , car Dieu ne l’a pas encore touchée de son souffle he ה – de sorte que c’est Saraï qui sera souillée par le Pharaon, quand Abram l’enverra au Maître de l’Égypte pour sauver sa vie en s’en attirant les faveurs, et non pas Sarah, celle qui découvrira dans son extrême vieillesse qu’elle peut enfanter, et devenir mère de ce peuple dont nous descendons. Et voilà pour la première matriarche, l’épouse du patriarche primordial.
Et donc Dieu dit à Abram Va ! Va ! ou, selon la pensée rabbinique, Va vers toi, Va vers ton destin et réalise-toi. Mais il lui assigne un lieu, qui est cette terre de Canaan, qu’on a appelée depuis la terre promise, en fait désignée haaretz asher arekha אראח , la terre que je te montrerai (du verbe ראה réhé = voir)
Et moi maintenant, soumis à la même injonction, je pars en avant, non pas à l’âge d’Abram mais bien avant, au sortir de mes études à Alger, ayant achevé cette boucle, puis accompli le devoir du drapeau – malgré que j’en eus − : Fous le camp ! voilà ce que j’entends. Et l’Algérie est indépendante, et je n’y ai pas ma place. Fous le camp ! lekh lekh ! Sauf qu’à l’instar de Terah je me suis arrêté en chemin, à Harran, au carrefour des caravaniers, haut-lieu de commerce et de culture ─ d’aliénation, peut-être ─, sans parvenir à Canaan. Mais, comme Abram, j’ai obéi à cette injonction et l’ai bénie. Car l’homme doit toujours, à un moment ou un autre, se mettre en route s’il veut vivre et devenir un homme (ou une femme). C’est d’ailleurs ce que raconte aussi la rabbine-conteuse Delphine Horvilleur qui aime rapporter des histoires juives, des Witz de grande saveur et de grand enseignement :
C’est l’histoire d’un prêtre, un pasteur et un rabbin à qui on pose la même question : quand débute la vie ? Le prêtre annonce sans surprise : « Dès la conception ». Le pasteur rétorque : « À la naissance ! » Le rabbin, lui, se gratte la barbe et dit : « La vie, ça commence… quand les enfants quittent la maison.
Comment les rabbins font les enfants, chapitre « Genèse de la mère juive »
Le destin nous enjoint de sortir de notre coquille (matricielle), d’aller dehors et de vivre pleinement. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! », écrit joliment et justement Paul Valéry, associant ainsi le vent qui soulève la poussière et l’accomplissement vital. La vie n’est qu’une route, plus ou moins longue, qui s’achève sur un point d’exclamation ou d’interrogation, c’est pourquoi en hébreu halokh הלוך signifie aller et aussi mourir. Mais cette halikha הליכה, cette promenade, est aussi, en une belle paronomase, une halakhaהלכה, un enseignement ou une loi. On ne doit pas écarter la halakha qui est règle de conduite et feuille de route, en restant constamment conscient que tout cela finira pour nous. Et donc philosopher, ce verbe qui signifie être dans la sagesse, en se rappelant le fameux chapitre des Essais de Montaigne (marrane d’ascendance) : « Que philosopher c’est apprendre à mourir ».
Cela, Abram va le découvrir en marchant. Et découvrir que la vie n’est pas rose, que ce chemin est épineux, scabreux, ingrat, difficile, comme le sera, d’ailleurs, constamment le destin hébraïque. Le voilà à Shekhem (Sichem), au nord de la Galilée, puis à Bethel, aux portes de Jérusalem, il marche, il marche et se déplace, car il lui faut manger et survivre, mais ce pays ne porte pas de fruits sur son passage. Alors il marche et marche, et le voilà au sud, dans le Néguev, et le voilà en Égypte – qui apparaît déjà et apparaît toujours comme le grenier du Moyen-Orient (sauf dans l’épisode des vaches maigres), avant de revenir en Canaan, de bénir le Ciel sous les chênes de Mamré (Mambré) ממרא et, conscient de la suite et fin comme Michel de Montaigne, d’acquérir la grotte de Marpelah מכפלה à Hébron, où sa poussière et celle de sa descendance ─ tant d’étoiles dans le ciel, tant de grains de sable au désert ─ resteront en attente d’éternité.
Grotte de Marpelah
C’est là qu’il fera son sépulcre – et celui des patriarches et matriarches, à l’exception de Rachel, morte bien avant, à Bethléem, en cours de route.
Tombeau de Rachel
C’est donc à Hébron qu’Abram se sépare de son neveu : Loth ira à Sodome et ce sera la catastrophe que l’on sait et le feu du ciel s’abattant sur la cité pécheresse, tandis qu’Abram reçoit la promesse de la terre de Canaan. Mais en même temps l’annonce d’une succession de guerres incessantes avec les différents voisins. Et voilà une nouvelle injonction divine, adressée à ce vieillard déjà presque centenaire : marche devant moi et tu seras (ou sois) parfait : hithalekh lefanaï vehyé tamim. Cet adjectif tamim est intéressant ; mon dictionnaire d’Abraham Elmaleh donne cette suite de sens au mot tam תם : Parfait, pur, entier, complet, sincère, probe, naïf, intègre, innocent, intact. Tout ce qu’est ou va devenir cet Abram aussitôt nommé Abraham. Tout ce qu’il veut être. Où l’on voit bien que la halikha est inséparable de la halakha. Le nomadisme d’Abraham se poursuit, il n’a de cesse. La terre roule vertigineusement comme une incessante toupie, et nous, les êtres, ces « glébeux » dont parle André Chouraqui, nous devons marcher, avancer sans cesse, sans trop savoir où, jusqu’où, ni jusqu’à quand… Mais juif accompli, au terme advenu, nous saurons dire bekhol levabekha oubekhol nafshekha oubekhol meodekha, en récitant l’article de foi primordial, le Chema Israël, « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces », ce mot d’acquiescement à l’injonction divine qui fit la grandeur d’Abraham : הנני Ineni. Comme ce sera ensuite le mot de Moïse, son relais, le père du peuple hébreu qu’il sut mettre en marche, après avoir acquiescé Ineni à l’ordre divin au Buisson Ardent. Et qui est, parmi nous et au plus près, la leçon répétée par le barde inspiré Leonard Cohen avant que « se rompe la corde d’argent, se fracasse le globe d’or, se brise la cruche à la fontaine, se casse la roue au puits » (Qohélet) :
Ineni my Lord הנני
Avroum Bar Shoshan
Claude Kayat écrit:
Merci, cher Avroum, pour ce commentaire magistral sur l’incessant cheminement qui est le nôtre, si nécessaire pour qui refuse le piétinement (et donc la stagnation) inséparable du destin de notre peuple, comme de notre halakha