Autour du livre de Pauline Baer de Perignon : La collection disparue[1], Par Jean-Marc Alcalay
L’art et la mort
Pendant la guerre, les nazis ont assassiné 6 millions de Juifs. Ils ont essayé de faire disparaitre leurs traces de vie, mais ils ont en partie échoué. D’autres ont survécu, ceux que l’on a appelé les survivants, qu’ils soient déportés eux-mêmes ou leurs enfants, leurs petits-enfants, parfois victimes d’une mémoire refoulée mais qui n’attendent souvent qu’un indice pour en reconstituer le tissage, sans trou cette fois-ci. Mais tuer les Juifs, tous les Juifs n’était pas suffisant. De 1939 à 1945, les nazis ont méticuleusement pillé les collectionneurs juifs et les musées d’Europe pour constituer des collections privées ou doter leurs musées, leurs bâtiments publics d’œuvres d’art. Un art dit non dégénéré selon leurs critères raciaux et esthétiques. Ils ont répertorié tout ce qu’ils ont acheté à des prix très bas à des collectionneurs qui n’avaient pas le choix ou ont carrément pillé tableaux, dessins, sculptures et meubles…, laissant pourtant des traces, parfois simplement crayonnées et éparpillées dans des listes, aujourd’hui empoussiérées dans des archives, des bibliothèques, des musées quand ce ne sont pas des listes établies par ceux-là mêmes qu’ils pillaient, déportaient et assassinaient ensuite…Le temps passe et ne passe pas. Le passé se conjugue toujours au présent et le présent n’existe pas sans le passé auquel il est noué. Il suffit alors de quelques noms de peintres et leurs œuvres sur un papier griffonné pour que la mémoire des descendants de ces collectionneurs pillés, se remette au travail et que ce qui avait été refoulé reviennent au présent comme le symptôme d’une Europe encore malade du passé nazi…Comme quoi, paraphrasant André Malraux, nous pourrions dire que « l’art est un anti-destin[2] », un destin érigé contre l’oubli et la mort…
Passé-présent et présent-passé
C’est ainsi que Pauline Baer de Perignon nous fait entrer dans son livre passionnant, à partir d’une liste de tableaux (liste d’Andrew) vendus en 1932 par son arrière-grand-père, Jules Strauss, célèbre collectionneur d’art, et mort de vieillesse en 1943 : des Degas, des Renoir, des Monet, des Sisley, un dessin de Tiepolo…Deux autres ventes auront lieu en 1949 et en 1961. Une collection nous dit son arrière-petite fille qui atteindra jusqu’à 300 œuvres et dont les descendants ne possèdent plus rien. Son enquête durera trois ans. Notre auteur questionne alors tous les membres de sa famille encore vivants qui peuvent la renseigner : sa tante, sa mère, des oncles des cousins… et cette question qui revient : pourquoi ces tableaux, vendus en 1932 et pourquoi pas volés ensuite, spoliés ? Tous lui donnent des bribes d’informations qui la mènent à des impasses qui la dépriment et l’égarent dans des pistes sans issue, ou au contraire lui ouvrent d’autres portes, celles des musées, celles d’autres collectionneurs, d’antiquaires… Certains retrouvent une mémoire qu’il suffisait de réactiver, d’autres ne préfèrent pas. Ils se forcent à oublier, car se souvenir les ramène trop brutalement à l’histoire de leur proche disparu dans les camps de la mort…
La recherche est risquée. Elle remue l’histoire et les mémoires. Ainsi Alexi Kugel collectionneur et ami la prévient : « Attention tu vas te brûler les ailes…Tu risques aussi de découvrir des choses désagréables et te disputer avec ta famille[3] ». Ce n’est pas avec sa famille qu’elle se fâchera mais avec les « musées ». Pourtant et avec acharnement, Pauline Baer de Perignon parvient à dresser le portrait de son arrière-grand-père dont elle ignorait presque tout et du coup, « plante » un arbre généalogique qui figure en tête de son livre. Elle se replace dans cette lignée comme quoi, quand on s’intéresse au passé, c’est toujours une partie de soi qui resurgit. Ainsi, chercher, c’est aussi se retrouver…Ventes forcées, œuvres pillées, les chercheurs qu’elle rencontre l’aident à se repérer dans cette période trouble, à forcer les portes des archives, des musées qui eux aussi ont de la mémoire, mais une mémoire qui parfois ne veut rien savoir de ce passé-présent trouble ou ne veulent rien dire des œuvres qu’ils gardent jalousement alors même qu’ils savent que leurs propriétaires ont été pillés, voire déportés et assassinés par les nazis. Mais ils exigent des preuves et elles sont difficiles à apporter. Il faut pouvoir se repérer parmi ces tonnes de documents que Pauline Baer de Perignon épluche avec d’autres chercheuses, à Paris, à Berlin, à Francfort où d’ailleurs est né Jules Strauss. C’est qu’il lui faut revenir dans les lieux où les œuvres de son arrière-grand-père se sont à un moment trouvées depuis Paris où elles ont été pillées, ou vendues de façon obligée. Elle arpente les salles d’Orsay et du Louvre où sont peut-être exposés les tableaux de Jules Strauss, mais pas seulement. Ainsi l’arrière-grand père de l’écrivain avait rehaussé ses tableaux d’une soixantaine de cadres dont on oublie parfois l’intérêt. Et c’est vrai que les catalogues des musées, mise en page oblige, ne les représentent pas. Dommage ! Dans ce livre qui s’apparente à un véritable thriller, présent et passé se mêlent et s’entrechoquent. Aux côtés de Pauline Baer de Perignon, nous découvrons les bas-fonds de l’occupation allemande en Europe avec ses organisations chargées des pillages, ses agents de la gestapo, ses petites mains, ses gangsters, ses dénonciateurs, ses collabos, ses miliciens, ses prête-noms pour l’achat des tableaux, tout un monde souterrain fait de pièges, de trappes, de fausses pistes dont notre prix Nobel de littérature est l’archiviste inquiet et méticuleux. Patrick Modiano, que notre auteur croise deux fois, la mène sur des pistes sérieuses. Il est charmant, attentif, discret et en plus, il est un formidable écrivain…Nous y croisons aussi ses frères, Julien et Edouard… Enfin, à Berlin, figure le mot manque à côté d’un dessin de Tiepolo, sur un liste établie par sa grand-mère Elisabeth qui avait porté plainte en 1958 pour le vol des dix tableaux qui avait amené sa petite fille à engager ses recherches. Un espoir naît, celui de pouvoir le récupérer au Louvre qui semble le garder jalousement. Laissons les lecteurs découvrir la suite…Invitons-les à se plonger dans l’histoire de cette famille dont la passion pour l’art a fait l’honneur de la France, qui ne lui est pas toujours reconnaissante. Fouiller dans un passé aussi obscur que l’occupation allemande, s’il bouscule les certitudes, bouscule aussi les identités…
Chasse le signifiant il revient au galop. (Jacques Lacan)
Qui était Jules Strauss et qui était mon père, engagé dans la 2e DB, et qui suis-je ?, semble se demander Pauline Baer de Perignon tout au long de son insatiable recherche. C’est comme s’il s’agissait d’une recherche en miroir. Famille juive convertie, dont son père, en 1940, que reste-t-il de juif à notre auteur, elle-même mariée civilement une première fois avec un Juif et une seconde fois à l’église, deux enfants baptisés…, et qui aborde sans détour et avec une grande sincérité cette question qui concerne beaucoup plus d’individus qu’on ne croit et qui naviguent tant bien que mal dans une judéité filiale en dehors de la définition de la Halakha… Comme quoi, des racines juives, même coupées à la génération précédente peuvent encore donner de belles et émouvantes fleurs juives aux générations qui suivent. Ainsi écrit-elle : « Voilà que cette enquête sur Jules remet tout en question Aujourd’hui je cherche mes racines juives, je cherche ce qu’il reste de culture juive en moi. Et au-delà de la culture, quel est mon héritage juif ?[4]… Ce à quoi Freud, toujours resté fidèle à son judaïsme pourrait lui répondre, comme il se le dit à lui-même, dans son avant-propos de 1930, à l’édition hébraïque de Totem et Tabou : « …Si on lui demandait : qu’y-a-t-il de juif en toi, alors que tu as abandonné tout ce que tu avais là en commun avec ceux de ton peuple ? Il répondrait : encore beaucoup de choses, probablement le principal. Mais cet essentiel, il ne pourrait pas présentement le formuler en termes clairs. Assurément un jour viendra où cela sera accessible à l’intelligence scientifique… [5]». Que comprendre de ce mystère sinon dire qu’il y a une force du signifiant juif qui peut continuer à agir en dehors de toute religiosité et par-delà les générations.
Dans une écriture à la fois fluide et haletante, dont on ne cesse de vouloir connaître la suite, Pauline Baer de Perignon nous ouvre non seulement son formidable album de famille, dont la vie raconte les tourments et la barbarie de notre XXe siècle, mais elle nous dit aussi que l’histoire continue par le biais de plus de milliers tableaux encore jalousement gardés dans les musées du monde et que leurs conservateurs ne veulent ou ne peuvent pas toujours restituer à leurs descendants[6]. Drôle de résistants après-coup ! Mais un jour viendra peut-être où…
Jean-Marc Alcalay
[1] Pauline Baer de Perignon, La collection disparue, Stock, 2020.
[2] André Malraux, La Monnaie de l’absolu, in, Les Voix du silence, in, Ecrits sur l’art, tome I, in Œuvres complètes, tome IV, Gallimard, Pléiade, 2004, p. 897.
[3] Ibid., p. 58.
[4] Ibid, p. 208.
[5] Sigmund Freud, « Avant-propos à l’édition en hébreu », in Totem et Tabou, in, Œuvres complètes, tome XI, 1911-1913, p. 195.
[6] Pour la France, un rapport sénatorial évoque 96 812 réclamations pour tableaux volés et 61 233 œuvres retrouvées. Beaucoup d’œuvres ont été restituées juste après la guerre mais très peu depuis les années 50. Depuis 1951, on parle de 103 restitutions. En ce qui concerne le seul cas des musées nationaux, ce rapport parle de 79 œuvres restituées soit 3%.Il y aurait encore dans les musées français 2100 œuvres orphelines…A ce jour, 40 000 œuvres et objets pillés ne sont pas localisés mais peuvent réapparaitre sur le marché (Mission Mattéoli de 2000). Ne parlons pas des autres objets volés, ni des musées allemands et autres, des collections privées…