Comment un Ottoman a mis à genoux l’Union européenne

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Comment un Ottoman a mis à genoux l'Union européenne
Une seule tête côté turc, deux séants côté « européen », ça commençait mal.
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Comment un Ottoman a mis à genoux l’Union européenne

Les médiologues

Par Paul Soriano

Publié le 12/04/2021 à 12:14

« Si l’UE est trop forte pour permettre aux pays membres d’exercer leur souveraineté, elle est trop faible pour exister sur la scène internationale. La fin de partie est symbolisée par la dernière séquence historique de chaises musicales à la turque, avec Charles Michel et Ursula von der Leyen face à Erdogan », estime le médiologue Paul Soriano.

L’Union européenne ? Un tournoi en quatre manches : de Gaulle-Adenauer (avantage France), Giscard-Schmidt (égalité), Mitterrand-Kohl (avantage Allemagne), Macron-Merkel (fin de partie).

La fin de partie est symbolisée par cette séquence historique de chaises musicales à la turque, le 6 avril 2021, énième reprise de la profonde boutade d’Henry Kissinger (« L’Europe, quel numéro de téléphone ? »), et dans laquelle la niaiserie ambiante n’a vu qu’une goujaterie misogyne.

Une seule tête côté turc, deux séants côté « européen », ça commençait mal. Michel s’est assis sur… l’égalité femmes-hommes, tranche Raphaël Glucksmann avec sa coutumière perspicacité. Le « président » Michel eût-il galamment cédé sa chaise à la « présidente » Von de Leyen, que cette odieuse galanterie eût été aussitôt dénoncée par le même… Il paraît qu’Ursula, pour sa part, ne se serait pas formalisée outre mesure ; un bon point pour elle, qui révèle, à défaut de siège, une tête plus politique qu’on ne croyait : elle est restée debout, mais dans le bon sens du terme.

L’EUROPE ? PAS D’ABONNÉ À CE NUMÉRO

Ordinairement, la souveraineté d’un pays sur la scène internationale est incarnée par le ministre des Affaires étrangères, sous l’autorité du chef de l’État (un seul). Dans l’Union, ledit ministre est appelé « haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité » – trop long, trop compliqué, mais assez réaliste… La description de ses fonctions sur le site touteleurope.eu est même surréaliste, avec une touche comique très réussie : ce poste a été « institué pour plus de clarté » [sic]… en réponse à la boutade d’Henry Kissinger : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? »

Et de conclure : « Avec ce poste, la politique étrangère de l’Europe est désormais incarnée par une seule personne » – une chaise devrait suffire… Imprudente affirmation aussitôt démentie : « En tant que commissaire, le haut représentant est soumis au principe de collégialité de la Commission : il doit s’assurer du soutien de la majorité de ses collègues pour toute initiative dans les domaines de sa compétence. »

Les termes de Kissinger sont encore trop diplomatiques : la vérité brutale, c’est qu’il n’y a pas d’abonné à ce numéro.

TROU NOIR DE LA SOUVERAINETÉ

Si le ridicule était aussi meurtrier de nos jours qu’il le fut naguère, nul doute que l’Union eût succombé ce 6 avril 2021 à ce pataquès institutionnel, absorbée par un trou noir de souveraineté…

L’Europe existe, il en existe même plusieurs, à l’instar de l’Union européenne, cette Europe des commodités. Le problème, c’est que si l’UE, elle, est trop forte (contraignante) pour permettre aux pays membres d’exercer pleinement leur souveraineté, elle est trop faible, trop « divisée », pour exister politiquement sur la scène internationale. Vis-à-vis de la Russie, de la Chine, des États-Unis ou de la Turquie, il n’y a sans doute pas vingt-sept positions européennes différentes, mais il y en a assurément plus d’une et deux, c’est déjà trop.Il y a perte en ligne, déperdition de souveraineté dans les rouages de la « construction européenne »

Un fatal « ni-ni » dépouille les États membres sans rien faire gagner à l’Union, ce corset d’impuissance : il y a perte en ligne, déperdition de souveraineté dans les rouages de la « construction européenne ».

Nous avons appris à interpréter correctement les oracles du président Macron, virtuose de l’oxymore : de même que « et de gauche et de droite » signifie « ni de gauche ni de droite » ; de même, inspiré par la pandémie qui a clairement révélé ce qu’il en était, souveraineté nationale ET européenne doit s’entendre évidemment : « non-souveraineté, ni nationale, ni européenne ».

LE PAYS DU PÈRE NOËL

Économiquement : un « espace de libre-échange ». Culturellement : un magnifique parc d’attractions (très attractif pour les migrants), un Disneyland très haut de gamme… Politiquement : un terrain de jeux pour les pays membres (l’Union est un combat qui ne fait pas de morts) et un champ de manœuvres pour les (vraies) puissances, dont… le Royaume-Uni, désormais.

Ce n’est quand même pas le goulag !

La fin de l’histoire, motivation cachée de l’UE, est aussi sa réalisation la plus accomplie, intra-muros, de l’Atlantique à l’Ukraine, et de Lampedusa à Rovaniemi : détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, cette ville de Finlande est désormais la résidence officielle du Père Noël. Au-delà, l’hégélianisme n’a plus cours et l’histoire continue. Sans nous.

C’est ce qu’a dû comprendre, au moins intuitivement et contre ses élites, le peuple britannique. Et, miracle, dès le Brexit acté, le Royaume-Uni est redevenu ipso facto un sujet politique au théâtre des nations. Pour le meilleur ou pour le pire, une autre nation vient d’accéder à l’indépendance !

Beaucoup d’honneur et lourde responsabilité : il va falloir assurer, Boris…

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Par Paul Soriano

marianne.net

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