

Par Yana Grinshpun
Les idéologies totalitaires du dernier siècle se présentaient comme portant le progrès à l’humanité entière. Tel le communisme soviétique dont la belle façade a séduit un grand nombre d’intellectuels français. Ou ses avatars, comme le maoïsme qui était très à la mode dans les milieux universitaires européens surtout dans les années 1960-1970. Derrière les slogans progressistes promettant aux gens l’avenir meilleur, brandis par ces régimes, se cachait un appareil répressif qui broyait des millions. Le totalitarisme, faut-il le rappeler, est un régime à parti unique, qui ne tolère pas d’opposition et qui s’exerce dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris la vie intime.
L’Occident du XXIe siècle ne connaît pas de régimes totalitaires. En revanche, il connaît une diversité d’idéologies qui ont emprunté aux dictatures du passé la façade discursive positive qui cache le désir de surveiller et punir. Ce sont les idéologies caractérisées par ce qu’on appelle aujourd’hui soft power, car elles n’arrivent pas à envahir la totalité de l’espace social. Le discours néo-féministe, très en vogue dans le milieu universitaire, s’inspire des modèles rhétoriques qui ont peu à voir avec le féminisme universaliste classique, mais qui ont beaucoup avoir avec le discours totalitaire communiste. Ce dernier se fondait sur l’idée que tout le malheur du prolétariat était causé par l’oppresseur impérialiste et que ce dernier était l’ennemi absolu à combattre. Même à l’époque où peu d’impérialistes pouvaient pénétrer le rideau de fer, ils étaient responsables de tous les malheurs du monde prolétarien. De même, l’ennemi absolu du féminisme radical est l’homme, et peu importe que l’homme occidental est d’ores et déjà « dressé » à l’égalité grâce à un long combat du féminisme classique. Le féminisme radical, à l’instar du communisme soviétique, crée des mythes d’oppression imaginaire où communient des femmes, et parfois des hommes, qui veulent imposer à la société entière un nouvel ordre moral. On y retrouve également des motifs religieux qui se conjuguent aisément avec l’aspiration idéologique où la figure de la femme devient une abstraction à vénérer, un être intouchable, l’image de l’humanité bafouée et humiliée. Comme naguère le peuple juif était accusé du déicide, aujourd’hui dans la version radicale du féminisme, l’homme est soupçonné en permanence des pulsions mortifères.
Toutes victimes
Depuis quelques années, le néo-féminisme radical construit une figure de la femme comme victime du monde masculinisé. « La femme » ou « les femmes » sont ainsi érigées en concepts abstraits dépourvus de toute existence sociale réelle (femmes universitaires, ministres ou médecins n’appartiennent pas aux mêmes catégories sociales que femmes de ménages, ouvrières, ou caissières). Il existe aussi d’autres courants du féminisme, le féminisme intersectionnel, pour lequel « la femme blanche » partage le statut de dominants et rejoint le groupe à combattre. Tous se rejoignent dans le postulat que les femmes sont victimes des hommes, de leur harcèlement, de leur violence, de leur lascivité, de leur emprise sur les structures sociales, sur le pouvoir, sur la langue, sur la littérature, sur la philosophie, sur l’art, sur le cinéma, sur la création.

Les déléguées néo-féministes expliquent urbi et orbi que les femmes constituent une « minorité opprimée », « bafouée », « humiliée » et surtout « invisible ». On peut s’étonner que les femmes soient une « minorité », car elles sont statistiquement majoritaires sur la surface de la terre. Il est remarquable aussi que plus les femmes accèdent aux postes de prestige et de pouvoir, plus la rage de dénonciation délirante des hommes devient grande. Et souvent d’ailleurs, ces dénonciations proviennent de celles qui disposent de postes universitaires importants, des maisons d’édition et des tribunes médiatiques. Les opprimés en général ne bénéficient pas de toutes ces plateformes, qui sont censés être accaparées par les dominants. On apprend de leur prose que le « viol est le paradigme définissant la sexualité », que le « plaisir masculin est lié à la victimisation d’autrui », ou encore que les hommes sont « les agents de notre oppression ». L’idée du « viol conjugal », dont personne ne nie l’existence, mais dont on peut discuter la régularité et systématicité est propagée par les militantes comme Alice Coffin ou Caroline Haas avec un certain succès. Une pensée de Coluche devrait pourtant rassurer ces théoriciennes des viols conjugaux comme système de relation entre les époux: « Certains hommes aiment tellement leurs femme, que, pour ne pas les user, ils se servent de celle des autres ».
Le néo-féminisme radical est le contraire du féminisme
Le féminisme, en tant que mouvement social, philosophique et idéologique qui a permis aux femmes d’accéder à tous les lieux sociaux qui leur étaient fermés auparavant est l’un des plus importants mouvements philosophiques que notre civilisation ait connu, et qui a réussi dans la société européenne. Les professeures, les ministres, les avocates, les magistrates, les pompières, les policières, les journalistes et les mécaniciennes occupent leurs fonctions après avoir suivi les mêmes apprentissages, formations et concours que les hommes. C’est de l’acquis incontestable et incontesté de notre société. La vraie démocratie contemporaine est naturellement et intrinsèquement féministe, l’égalité des droits des hommes et des femmes n’est contestée que dans des pays où le régime politique n’est pas démocratique. Or, le néo-féminisme se tourne paradoxalement contre la seule société au monde qui ait rendu les aspirations du féminisme possible et la liberté des femmes, l’égalité juridique et leur représentation politique réelles. Les néo-féministes ne se battent pas curieusement contre le statut de la femme en Arabie Saoudite, contre les excisions pratiquées au sein même de certaines communautés qui vivent sur le sol européen, contre le machisme présent au sein des quartiers dits « sensibles ». Elles ne soutiennent pas les femmes iraniennes qui luttent contre la dictature islamiste et qui en meurent. Elles ne protestent pas contre le fait que la femme violée dans certains pays musulmans risque la mort. Non, elles se battent contre la masculinisation des sciences et du savoir (voir Susan Bordo, par exemple), de la grammaire et de la langue.
La révolution sexuelle a libéré la femme, lui a permis de disposer de son corps, de son désir, de ses partenaires, de ses choix sexuels. Elle est allée de pair avec le droit à l’avortement, un autre grand acquis du féminisme. La liberté implique la responsabilité et la possibilité de décider ce qui est bon pour soi et ce qui ne l’est pas. Cette liberté est tout le contraire de l’état victimaire auquel le féminisme radical essaie de reléguer la femme en construisant un narratif qui la transforme en victime moyennant la mise en scène de l’indignation morale permanente, d’une élaboration des discours qui déclarent les hommes coupables par essence (voir Pauline Harmange) et les femmes comme êtres passifs qui subissent les effets néfastes du monde « androcentrique ». Un tel narratif victimaire, lorsqu’il en vient à être publiquement et institutionnellement reconnu, permet d’obtenir des droits, d’occuper une place au sein de l’espace public, de recevoir une forme de pouvoir et d’exercer un contrôle sur les comportements, sur les relations interpersonnelles, sur la langue.
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