Albert Bensoussan

Rien à voir avec les syndromes bien connus d’Aspergen, de Marfan ou de Schnitzler, bien que le racisme aussi soit une maladie grave, entre l’autisme et l’urticaire géant. Rien à voir non plus avec le syndrome de fatigue chronique, encore qu’on soit souvent bien las ou excédés par tant de blessures quotidiennes, les incivilités particulières et les rejets collectifs. L’objet de cette réflexion a pour base le film emblématique de Joseph Losey produit et interprété (magistralement) par Alain Delon : Monsieur Klein. Emblématique parce que cet admirable film, donné en 1976, est toujours d’actualité et se présente comme une parabole riche d’enseignement. Tout est parabolique dans ce film : l’ultime image renvoie à la première − la rencontre de deux hommes dont l’un (Juif pris à la gorge, interprété par Jean Bouise) vend à l’autre (antiquaire sans scrupules), à vil prix, le portrait d’un Hollandais. La peinture est parabolique puisque le protagoniste, cherchant à savoir s’il n’y a jamais eu de Klein juifs dans sa famille entend son père évoquer : « ah ! oui, peut-être, la branche hollandaise »… ». Parabolique enfin est l’étoile jaune que porte au Vél d’Hiv le Juif primordial : Monsieur Klein, qui ne l’affiche pas, s’en trouve affublé par contagion et, du même coup, expédié à Drancy et Auschwitz.
La question posée est toujours d’actualité : qu’est-ce qu’un Juif ? Monsieur Klein est-il juif ? Tout le monde sait qu’il y a Klein et Klein, et qu’ils furent nombreux dans les wagons de la mort recensés par Serge Klarsfeld, mais que d’autres sont d’« innocents » Alsaciens. J’emploie « innocent » dans le sens que lui a donné un jour le Premier ministre, au lendemain de l’attentat de la rue Copernic, voulant dire, par un fâcheux lapsus, qu’innocent est celui qui n’est pas juif. Et donc le film de Losey tourne autour du thème identitaire et de la culpabilité. Une culpabilité kafkaïenne, moins dans le sens du cauchemar vécu par le protagoniste du Château, de Kafka, Monsieur K. − qui peut apparaître comme la graphie abrégée de Monsieur Klein −, que dans la logique de la non-raison ou de la déraison, ce dernier étant accusé sans savoir pourquoi et condamné en parfaite hébétude, ou disons absurdité. Il est poussé dans le wagon presque malgré lui, hagard, égaré, tandis qu’on brandit, de l’autre côté des grilles, le certificat de baptême salvateur. Car rien ne peut le sauver. Mais aussi à qui la faute, sinon à lui-même ? Toute l’astuce du film consiste à montrer que Klein est le propre artisan de sa perte. Dès la première séquence, lorsqu’il trouve, glissé sous sa porte avec une étiquette à son nom, ce journal « Informations Juives » (qui circulait en 1942, moment historique du film), au lieu de le jeter au panier comme il l’aurait fait d’une réclame importune, il se rend au siège de la publication, se croyant victime d’une plaisanterie de mauvais goût, et demande à être rayé de la liste d’abonnés ; hélas ! lui répond-on, c’est la préfecture de police qui la détient ; et lui, au lieu de laisser tomber en faisant le dos rond, il s’entête et court voir le commissaire qui, une fois éconduit le plaignant, a vite fait de dépêcher deux inspecteurs à ses trousses, et d’enquêter pour de bon sur ses origines.
L’engrenage est enclenché, lancée la machine, et rien ne pourra plus empêcher Monsieur Klein d’être suspecté, arrêté, spolié, déporté. Ni sa bonne foi, ni son légalisme, ni ses protestations. Et plus il veut savoir qui se cache derrière cet autre Robert Klein qui est le seul visé par la police de Vichy, plus il s’identifie à lui − il est clair que ce personnage initial ne paraîtra jamais, si ce n’est dans le flou d’une photo souvenir, ou dans cette voix au bout du fil où, pour une seule et unique fois, les deux Klein se trouvent, si l’on peut dire, face à face. La scène du chien (policier) à cet égard est des plus signifiantes : ce chien appartient au « vrai » Robert Klein, mais errant dans la rue, voilà qu’il s’attache à l’autre Klein, le nôtre, et là encore, malgré les protestations, voire les coups de pied, de ce dernier, il ne le lâchera plus, jusqu’à ce que son « maître » (lequel ?) soit pris dans la rafle. La démonstration est claire et la leçon antiraciste du film tient en cet axiome : L’Autre est le Même.

Rien, ou presque rien, ne sépare l’Autre de Moi. Il est significatif que le générique s’inscrive sur une scène d’anthropométrie où l’on s’attache à prouver si Untel ou Une Telle a des traits physiques judaïques (comme il est dit) ou pas, et heureux celui dont l’examen aboutit à ce verdict : « cas douteux », car il échappera alors à la stigmatisation. D’ailleurs l’avocat de Monsieur Klein dit à son client et ami qu’il devrait, au lieu de quérir les lointaines fiches d’état civil de ses grands-parents, tout bonnement se faire examiner − comme un vétérinaire examine un cheval ! − et exciper d’un certificat de physique plus ou moins aryen pour échapper à toute poursuite. Mais Monsieur Klein ne le fera pas. Il ne fera rien qui contrarie son destin. Parce que l’autre leçon du film, c’est que si la société veut poursuivre cet Autre qui est le Même, si l’homme cherche à détruire sa propre image au miroir (ce qui pourrait être le sens de toute persécution raciste) − un miroir emblématique dont Losey joue savamment dans son film −, alors la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Tout simplement parce que la démarche raciste est suicidaire, comme suicidaire fut la stratégie du Reich nazi pourchassant ses savants, persécutant ses cerveaux, qui eurent tôt fait de trouver refuge aux États-Unis où ils aidèrent à fabriquer cette fameuse arme atomique qui allait précipiter la fin de la guerre et la défaite de l’Axe.

Il y a sinon une jubilation − et on peut lire, sans doute, dans les beaux yeux vert ashkénaze de Monsieur Klein la satisfaction progressive de voir aboutir son enquête identitaire −, du moins l’acceptation d’un destin fatal, inscrit, disons même « écrit ». C’est ce qu’on pourrait appeler le syndrome de Klein. Si l’on veut à tout prix que je sois cet Autre détestable et destructible, alors c’est du pareil au même, l’un vaut l’autre, et je monterai gaillardement dans le wagon de ce destin-là et ne ferai rien pour contrarier le flot de la foule m’emportant inexorablement. Sans doute aussi faut-il comprendre que la démarche rigoureusement logique de Monsieur Klein, initialement motivée par le seul souci de son salut personnel, est dictée par l’émergence progressive de sa conscience morale qui lui fait peu à peu comprendre que l’injustice dépasse sa petite personne et qu’en cette affaire, qui culmine dans l’ignominieuse « rafle du Vél d’Hiv », tout ce qui atteint l’homme dans son essence atteint tous les hommes : significative à cet égard est la superposition finale d’Alain Delon et de Jean Bouise, le Juif primordial et condamnable, et le « Juif » terminal et condamné.
À partir de là, l’application peut prendre de multiples aspects que chacun développera pour sa propre part : ce qu’on appelle actuellement le « communautarisme » est assurément, dans sa manifestation la plus bénigne, une forme de syndrome de Klein. Mais je ne suis pas loin de penser que l’illustration de ce syndrome, dans sa phase la plus extrême, nous est donnée actuellement par la séduction de l’alya vers Israël au sein de la communauté juive de France, consécutive à la progression mathématique des actes antisémites − et quelle absurde logique dans l’attitude de ceux qui croient défendre les Palestiniens en agressant la communauté juive de France, et poussent ainsi à l’accroissement du peuplement juif de la terre d’Israël ? Non que les olim − ceux qui « montent » − cherchent à aller à la mort, c’est tout le contraire, n’est-ce pas ?, eux vont vers la vie, la vraie vie, celle qui, à leurs yeux, est ressentie comme authentique et sans fards. Le syndrome de Klein, au cœur du débat identitaire, c’est le retour à soi, aux siens, à cette communauté qu’on ressentait initialement comme lointaine (par exemple, les Klein hollandais du XVIIe siècle), voire inexistante (« nous, on est français et catholiques depuis Louis XIV », dit fièrement le père de Monsieur Klein). Il ne s’agit plus alors de monter dans le wagon, mais de se hisser sur l’Exodus, une fois de plus, une ultime fois…

Avroum Bar Shoshan (Albert Bensoussan)