Manfred Gerstenfeld s’entretient avec le Prof. Sam Juni
“Etant donnée l’énormité de l’expérience des survivants des camps de la mort, certaines de leurs adaptations pour conserver leur raison durant leur vie a engendré inévitablement des répercussions négatives significatives sur les enfants qu’ils ont élevés. Donc, la psychiatrie et les pathologies de la personnalité sont, en général plus graves dans es familles d’anciens déportés des camps de la mort. Les survivants qui n’étaient pas dans les camps de la mort – et leurs familles – ne présentent souvent aucun problème d’ajustement indésirable.
“Si les survivants de la Shoah ressentent un malaise identitaire, cela affectera leurs enfants. On- fait référence à ces personnes, dans la littérature, comme à une Seconde Génération de Survivants, en- se fondant sur le fait, qu’ils sont réellement des “survivants”, du fait de leur souffrance et de leur éducation, même s’ils n’étaient pas physiquement présents au cours de la véritable Shoah. Un nombre significatif de survivants de Seconde Génération souffrent de questions identitaires, de faire partie d’un patrimoine perdu et de ne pas être capables de s’identifier avec la culture dans laquelle ils vivent en réalité”.
Le Dr. Sam Juni, Professeur émérite à l’Université de New York, est un diagnosticien et chercheur renommé en psychopathologie et désordres psychiatriques. Il a établi le programme du diplôme en psychologie à l’Université NY de Tel Aviv et l’a dirigé pendant près d’une décennie. Il y a plusieurs an6nées, il a commencé à relever des modèles de syndromes pathologiques distincts parmi la seconde génération de survivants de la Shoah.
“Quand les survivants de la Shoah nuisent involontairement à l’identité de leurs enfants, cela affecte le plus fréquemment l’aîné des enfants, bien que les autres enfants souffrent aussi des conséquences. De tels problèmes se manifesten6t typiquement tôt dans leur vie.
“On* observe souvent une surprotection de la part des survivants de la Shoah en*vers leurs enfants, du fait de l’exposition prolongée des parents à des situations de menace extrême et d’urgence. Les praticiens cliniques ont montré que la seconde génération de survivants de la Shoah ressentent des difficultés à s’individualiser à l’égard de parents trop autoritaires, hyper-inquiets et trop intrusifs.
“Il existe des syndromes révélateurs qui sont partagés par bon nombre d’enfants de seconde génération. Ils comprennent souvent des problèmes vis-à-vis de figures de l’autorité, une religiosité, une 2aptitude à la dépense financière, de faire face à la pression parentale pour réussir, ainsi que des questions relatives à la nourriture et à la diététique. Nous qualifions généralement ces répercussions comme pathologiques quand elles excèdent le seuil “normal” en interférant sur le comportement quotidien d’une personne.
“La paranoïa est un symptôme récurrent chez es survivants de la Shoah. C’est souvent corrélé avec un besoin d’adhérer aux groupes de ceux ayant des parcours similaires et d’éviter des relations étroites avec ceux qui n’en- font pas partie. Certains enfants de seconde génération de survivants adoptent une posture similaire et pratiquent un rapprochement excessif avec d’autres enfants de survivants. Dans certains cas, cependant, on observe une ouverture excessive à ceux perçus comme “différents”. Cette dernière modalité n’est souvent pas authentique et représente un mécanisme de défense par renversement psychologique pour contrer des tendances paranoïdes sous-jacentes.
“Pour beaucoup de survivants et leurs familles, la perception du rôle de Dieu ne coïncide pas avec l’imagerie d’une sorte de père attentionné. Il n’est, par conséquent, pas surprenant que les tensions et la dissonance religieuses surviennent fréquemment chez les survivants de la Shoah. En termes de réactions émotionnelles, le ressentiment le plus simple à cause de la Shoah et la colère et la déception, qui peut déboucher sur une révolte ouverte contre Dieu. Pour certains, cela peut aussi se manifester par un déni de Son existence. Cependant, il existe aussi une autre variante : certains survivants sont, au contraire, devenus plus religieux à la suite de leur expérience de la Shoah. Cela paraît contre-intuitif et est probablement la conséquence d’un mécanisme de défense psychologique désigné comme formation réactionnelle.
“Très souvent, les enfants de seconde génération (après la Shoah) sont contraints de faire face à leur relation à Dieu très tôt dans leur vie, même si cela n’est pas ouvertement exprimé par leurs parents. Cela peut aboutir à des résultats selon deux directions : certains deviendront exagérément observants envers les principes religieux, alors que d’autres abandonneront totalement la religion. Une réponse modérée dans ce domaine est inhabituelle.
“La théorie développementale postule que le concept de Dieu qu’intériorisent les enfants est bien plus en relation à leur expérience formatrice avec leurs figures parentales. C’est particulièrement vrai pour les deuxièmes générations de survivants qui, souvent, ont une “image de père” non-idéalisée, à cause de la faiblesse perçue de leurs parents durant la Shoah. Cela exacerbe les questions déjà problématiques de religiosité fondée sur la Shoah en soi.
“Les survivants sont souvent avares. Là aussi, les enfants de seconde génération adoptent souvent une posture identique dans leur attitude envers l’argent, alors que certains se comportent totalement à l’opposé et deviennent gaspilleurs. Une fois encore, la modération est inhabituelle.
“Une marque de fabrique caractéristique des parents survivants de la Shoah est la pression intense qu’ils mettent souvent sur leurs enfants pour qu’ils réussissent. La plupart de la seconde génération de survivants assimilent cette attitude et gravitent vers de hauts statuts sociaux et la réalisation de carrières.
“Il y a souvent des problèmes spécifiques dans les familles de survivants, entre enfants nés avant et après la guerre, s’ils vivent tous ensemble en famille. Il y a une différenciation précise entre les cohortes. On doit lier ceci aux enfants et beaux-enfants des familles recomposées.
“Les survivants montrent toute une gamme de stratégies d’adaptation et de réconciliation qu’on peut qualifier en deux trajectoires principales : l’une implique de s’accuser et d’intérioriser une partie de la souffrance ; le complexe (ou la culpabilité) du survivant est prédominante dans cette stratégie. L’autre maintient une attitude défiante et accusatoire envers les agresseurs pour leurs actions haineuses ; envers la société pour les permettre, les tolérer ou les encourager ; et même envers Dieu pour son rôle ou absence de rôle Chaque catégorie implique une stratégie sans issue pour la seconde génération de survivants qui ont grandi dans ces atmosphères familiales respectives.
Beaucoup de survivants de la Shoah – parce qu’ils étaient adultes à cette époque – ont eu la chance de disposer d’une solide éducation émotionnelle. A travers la construction de leur personnalité, ils perçoivent un père comme celui sur lequel on peut compter et une mère comme celle vers laquelle courir quand on est blessé. Essentiellement, alors, ils avaient une fondation unifiée de la personnalité et une vision du monde positive. Quand tout l’enfer s’est déchaîné et que le sol s’est soudain dérobé sous leurs pieds, leur sens chevillé au corps de l’humanité n*e s’est pas évaporé. Profondément enfoui, une croyance fondamentale en* un monde juste a continué d’exister. Ils avaient de nombreuses questions et même des accusations, mais leurs principes essentiels ne se sont pas rompus.
“Au contraire, depuis les jours de leur prime enfance, les survivants de la seconde génération ont été exposés à percevoir un monde hostile et sans équité, rempli d’horribles agresseurs. Leur personnalité et leur capacité à entretenir des relations interpersonnelles saines étaient donc défectueuses dans leur nature même. On montre les survivants de seconde génération comme souffrant de difficultés personnelles envahissantes et des capacités amoindries de se lier de façon appropriée aux gens (relations objectales interpersonnelles) et à Dieu (relations objectales théistes). Les difficultés mises en lumière des survivants de seconde génération incluent une vision négative du monde, des images affaiblies des parents et une vision du monde comme un endroit dangereux.
“Les cliniciens font souvent face à une situation qui semble paradoxale, car nous trouvons souvent plus que les survivants sont faciles à traiter que les enfants de seconde génération. C’est vrai, en dépit du fait que les survivants souffrent de symptômes bien plus prononcés ou de symptômes psychiatriques visiblement “anormaux”, alors que les survivants de seconde génération manifestent généralement des désordres de la personnalité plus atténués”.
Pour expliquer ce paradoxe, le Dr Juni souligne que la psychiatrie moderne a développé des outils médicaux et pharmacologiques pour traiter les symptômes cliniques, même quand ils sont extrêmes et qu’ils interrompent de façon marquée le fonctionnement habituel. Il remarque : “Les désordres de la personnalité – même quand ils sont bien moins perturbants pour la vie quotidienne ordinaire – sont difficiles à améliorer. Ainsi, les survivants de seconde génération trouvent bien plus difficile encore de corriger les problèmes perturbants que leurs parents, même si leurs parents présentent fréquemment une grave symptomatologie psychiatrique.
“Les survivants de Seconde Génération sont généralement destinés à vivre une enfance dans laquelle la culpabilité se conjugue à une vision du monde négative pour générer des défis de développement à peine gérables. Au-delà de cela, ils éprouvent souvent une inversion malsaine des rôles, dans laquelle ils ne sont pas seulement leurs propres gardiens, mais aussi ceux de leurs parents”.
Le professeur Juni conclut que, souvent, le traitement professionnel ne permet pas à ces survivants de seconde génération – qui sont négativement affectés par leur histoire familiale inadaptée – de se débarrasser de la plupart de leurs problèmes. Il est plus avisé de concevoir des interventions pour les assister à faire face et à vivre des vies productives en dépit de leurs tourments intérieurs.
Par Manfred Gerstenfeld
Le Dr. Manfred Gerstenfeld est Président d’honneur du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem. Il a été conseiller stratégique pendant plus de trente ans pour certaines des corporations dominantes dans le monde occidental. Le prix du Lion de Juda, de l’Institut Canadien de Recherche Juive fait partie des récompenses qu’il a obtenues (sur la photo ci-dessus), lui attribuant le titre d’Autorité internationale dominante en matière d’Antisémitisme Contemporain. Son principal livre sur le sujet est : The War of a Million Cuts The struggle against the delegitimization of Israel and the Jews and the growth of New antisemitism.
Adaptation : Marc Brzustowski.