Retour sur l’œuvre de David Shahar et Madeleine Neige, sa voix française

Publié par

Albert Bensoussan 

David et Madeleine

Faut-il relire David Shahar ? Cet écrivain israélien, l’un des plus grands du XXe siècle (Prix Agnon à Jérusalem, Prix Médicis à Paris, commandeur des Arts et des Lettres), doit être redécouvert. La bibliothèque n’est pas un cimetière ne livres : David doit ressusciter.

Madeleine Neige est décédée le 14 juillet 2011 en sa 86ème année. Elle était et fut la traductrice exclusive du grand David Shahar, lui-même décédé, chez elle, à Meudon en 1997, alors qu’ils travaillaient encore à quelque traduction qui ne put voir le jour. Cet ouvrage – posthume – doit encore se trouver sur sa table, ou peut-être dans un tiroir des éditions Gallimard. La mort peut aussi, malheureusement, marquer un temps d’arrêt dans la gloire littéraire.

Madeleine Neige, originaire de Roubaix (où elle repose désormais), après de brillantes études, avait choisi d’apprendre l’hébreu, car elle se destinait à la conservation des livres et pensait, à juste titre, que la connaissance de cette langue lui ouvrirait quelque porte. Elle dirigea, de fait, le département hébraïque à la Bibliothèque Nationale, de Paris, jusqu’à sa retraite – aux côtés de sa sœur Françoise, conservateur en chef. Dans le choix de la langue hébraïque entrait aussi, pour une large part, une lointaine mémoire d’une lointaine ascendance juive, du moins Madeleine le croyait-elle et me le dit-elle naguère. Elle fut toute acquise à la cause israélienne et juive et se dévoua à elle en mettant son immense talent de traductrice (justement récompensé par le prestigieux prix Halpérine-Kaminsky) au service de ce seul auteur, David Shahar, qui fut justement son professeur d’hébreu à Paris, lorsque ce dernier y résida à la faveur d’une bourse d’étude de son épouse, l’historienne Shoula Shahar. Que dire de plus sur elle, qui fut une personne si modeste, toujours effacée derrière le talent de David, qu’elle admirait et aimait tellement ? Eh bien ! soit, revenons à David Shahar, aujourd’hui quelque peu négligé, alors que son œuvre immense occupa le premier rayon des éditions Gallimard. Et revenons à ce style de David, et à cette voix qui est celle de Madeleine Neige.

Il s’agit d’un écrivain israélien, appartenant à la cinquième génération d’une famille originaire de Hongrie. Chroniqueur de Jérusalem, dont il fut le chantre, il fut connu en France justement grâce à celle qui traduisit toute son œuvre, Madeleine Neige, et grâce à qui il reçut en 1981 à Paris le prestigieux Prix Médicis. Parler de lui c’est parler d’elle. Son œuvre comprend le cycle de 7 romans qu’il a baptisé Le palais des vases brisés, et qui constitue une belle et émouvante chronique de Jérusalem sous le mandat britannique, entre 1920 et 1930. Au premier temps, nous vivons Un été rue des prophètes, puis l’écrivain nous invite au Voyage à Ur en Chaldée,[1] sur les traces d’Abraham Abinou, n’est-ce pas ? Puis il évoque le Jour de la Comtesse  et, au 4ème temps, la femme de tous les rêves, Nin-Gal.[2] Il nous fascine ensuite sous le Jour des fantômes, puis aux Marches du palais, avant de tirer sa révérence, au septième volume : La nuit des idoles. Mais par ailleurs, il a publié les jolis contes de La colombe et la lune et des Petits péchés, car son talent est surtout celui du conteur. Ainsi qu’un roman sur l’espionnage israélien, L’agent de Sa Majesté, qui nous plonge dans les trente années qui vont de la Seconde Guerre mondiale à la Guerre de Kippour.

David Shahar fut mon ami – je l’ai rencontré pour la première fois chez Madeleine Neige, à Dinard, où nous étions voisins, dans les années 70. Elle m’en parlait toujours avec enthousiasme, ferveur, admiration, amour. C’est David qui me dit, le premier, que j’étais capable de parler l’hébreu correctement… si je me donnais la peine de vivre 2 à 3 semaines en Israël. Je n’y ai pas renoncé. Je l’aimais comme un grand frère, et Madeleine comme une grande sœur. C’était un homme bon, qui considérait le judaïsme non comme un malheur, ainsi que le prétendit le poète Heinrich Heine, mais comme un bonheur. Son œuvre est pleine de joie, de vitalité, de truculence,  d’humour, et surtout d’amour. Si bien servie par la voix de Madeleine – qui apparaît, d’ailleurs, au détour de quelques pages.

L’idée initiale, celle de la « brisure des vases », puise aux croyances de la Kabbale, et plus particulièrement au grand sage de Safed, au XVIème siècle, Isaac Louria et sa notion du Tikkoun olam – « réparation du monde » : Dieu, dans sa lumière éblouissante, a inondé le cosmos d’un trop plein qui a fait exploser sa Création et a donc donné naissance au mal. Dès le premier volume des Vases brisés nous faisons la connaissance d’un personnage qui porte précisément le nom de Gabriel Louria, et qui fascine le narrateur en lui révélant le miracle de la lumière et de la nuit.[3] Comme une signature, ou une référence obligée au grand maître de la mystique juive.[4] Le romancier tente de parcourir ces vases, ces palais de la mémoire, et opère une autre recherche du temps perdu. Son œuvre, sans être mystique, veut être constat du mal et réparation des torts faits à l’homme et la femme. Comme toute grande œuvre, elle apparaît comme une mise en ordre du désordre existentiel, et c’est pourquoi, pour nous qui vivons dans l’angoisse, le stress et le manque – ce que Sartre appelait « le trou dans l’être » -, l’œuvre de Shahar est hautement gratifiante. Á  la parution de son œuvre à Paris, on a souligné le caractère proustien d’une œuvre qui fait constamment retour à l’enfance. Je revois et j’entends Madeleine Neige en parler si savamment et avec tant d’émotion dans une émission littéraire de la télévision.

 Nous avons, par ailleurs, la description de la Jérusalem d’avant la guerre, une cité colorée, métissée, pleine de ferveur et de religions opposées mais vivant pacifiquement, dans une sorte de jovialité orientale qui s’élève comme le fumet du café turc, qui fait encore le charme des vieux cafés de Jérusalem : chez Shahar cette ville suinte l’amour, le distille, c’est la cité de David – prénom de l’auteur – et du Cantique des Cantiques de Salomon, abondamment glosé dans ses romans.[5] Le rêve d’Abraham aussi s’exilant d’Ur en Chaldée, au premier temps, après avoir brisé les idoles de son père, que l’on retrouvera en clôture du cycle, sous forme allégorique, dans La nuit des idoles.

Entrons dans cette œuvre solaire – Jérusalem est cité de soleil – par cette phrase initiale : « Le soleil a pris la Tour du Sultan dans un filet de lumière. Je sautai du lit et courus à la fenêtre au-devant d’un de ces jours qui apaisent l’âme et épanouissent l’esprit. Un réveil heureux comme celui-là, je n’en avais pas connu depuis mon enfance lointaine. » Puis nous parcourons les ruelles aux pierres d’ocre et de feu, la rue des Prophètes, la rue des Abyssins, le quartier arménien, le contour du Mur des Lamentations – qu’on n’appelle pas encore  Kotel Maaravi. L’auteur met en scène et privilégie le petit peuple anonyme, voire marginal, de Jérusalem, plutôt que des modèles édifiants et positifs de la nouvelle société israélienne, allant ainsi à l’encontre du « politiquement correct » en littérature.  Il s’agit toujours d’une petite humanité, ridiculement dérisoire en ses prétentions, mesquine dans ses aspirations, mais toujours touchante par son désir d’aimer. Il y a là, au centre, et comme un porte-parole du romancier, Sroulik,[6] le fils trop aimé par sa maman, et par elle étouffé, qui a du mal à aimer comme il le faudrait ; les querelles domestiques encombrent le quotidien, chacun veut l’emporter sur l’autre, Jérusalem est une foire d’empoigne… À l’image de ses personnages, David Shahar est un sceptique, il ne fait pas de politique, il n’est pas militant sioniste, mais il a pris part, néanmoins, à la lutte pour l’Indépendance (il gardait sur le haut du crâne la cicatrice laissée par le tabassage administré par l’occupant britannique), et participé aux trois combats décisifs d’Israël, en 1948, en 1956 et en 1967. On notera aussi que son roman Le jour de la Comtesse, qui évoque l’émeute de l’année 1936 qui a mis un terme à la cohabitation pacifique entre les communautés – et dont l’œuvre précédente traduit toute la nostalgie -, sera publié à la veille de la visite du président Sadate en Israël en 1976, et pourrait annoncer de façon prémonitoire la fin des illusions avec l’assassinat du président égyptien en 1981. David Shahar y traduit là un certain pessimisme sur l’avenir de son pays. Néanmoins, d’une façon générale, il reste un individualiste forcené, rétif à tout parti, critique de toute politique, et pourtant toute son œuvre, comme toute sa personne, donne envie de vivre en Israël. Car son œuvre fut habitée par l’amour de Sion, cet Ahavat Israel qui a toujours soutenu, où qu’il se trouvât, le peuple juif. Mal compris par des lecteurs qui ne savent pas séparer l’écorce du fruit, ni ouvrir vraiment le livre, ils n’ont rien vu de l’immense sagesse biblique de David Shahar, qui m’a récité une fois, de tête, et avec sa voix profonde et chaude, tout le début du livre d’Isaïe, en me disant que c’était le plus bel hébreu jamais écrit. Shahar est resté un écrivain quelque peu marginal dans son pays, mais il sut se faire apprécier grandement aux Etats-Unis, où il fut l’ami de Saul Bellow, et, bien sûr, en France où Madeleine Neige, sa compagne et sa traductrice exclusive, a donné à son style une voix toute personnelle, d’une très grande beauté.

 Les romans de David se lisent avec fluidité, avec plaisir, et un petit air proustien, en effet, qui fait qu’on succombe inévitablement à leur charme. Oui, on succombait toujours au charme de Madeleine Neige, à sa voix chaude, à son timbre frémissant. L’entendre parler hébreu et citer son David était un bonheur qui vous inondait comme un fleuve de clartés. Les voilà désormais tous deux réunis dans une même mémoire, pieuse, amoureuse, révérente. Après la mort vient la mémoire. Tous deux sont immensément présents.

Albert Bensoussan


[1] « Par les claires nuits d’été, j’entendais retentir les notes du piano enfoui dans la maison invisible derrière le mur de sa haute enceinte. Elles vibraient tout au long de la rue des Prophètes et entraient par les fenêtres de la maison, grandes ouvertes sur les étoiles du ciel. Parfois les arpèges tombaient comme des gouttes dans les chansons arabes venues d’au-delà de la porte de Sichem ou du quartier de Mousrara, s’engouffrant par la fenêtre ronde de l’est. Alors l’air nocturne tremblait d’une tension croissante car les rythmes occidentaux ne se diluaient pas dans les mélodies orientales pour fédérer des harmonies nouvelles – comme il arrive souvent qu’une œuvre musicale absorbe une mélodie étrangère, l’assimile et s’en nourrisse. Les gouttes de piano, au contact étranger, se cristallisaient en une matière explosive que la moindre étincelle risquait de faire éclater ». (Un voyage à Ur en Chaldée, Gallimard, 1980)

[2] « Nin-Gal m’était apparue, la nuit, à la lumière des flammes du feu de camp, avant même que je sache qu’elle était Nin-Gal – cela s’était passé juste après que Shoshi fut entrée dans la chambre d’Eshbaal Ashtarot sans sonner et sans frapper. Elle était assise sur un rocher et je voyais son profil sous l’abondante chevelure noire dont la tresse ceignait sa tête comme une couronne – la peau claire de la tempe, l’arc du sourcil, la ligne des hautes pommettes, le nez légèrement retroussé, les lèvres pleines qui s’ouvraient en chantant sur une rangée de dents scintillantes de blancheur sous l’éclat du feu et l’œil de biche dont le regard humide laissait filtrer la lumière d’un rêve. » (Nin-Gal, Gallimard, 1985)

[3] « Le cierge solitaire dans son coin protégé continuait à faire monter tout droit sa flamme en forme de poire. Gabriel retourna s’asseoir sur l’escabeau et s’enroula dans une couverture pour contempler la flamme au bruit des vagues qui explosaient sur les rochers au-dehors. À nouveau, dans les mugissements du vent, se mêlaient des bribes de voix humaines, des cascades de rires enfantins qui réchauffent l’âme mais, cette fois, il ne se précipita pas dans la tempête. Le cœur serré, il demeura assis à l’abri des murs pour savourer la sérénité dispensée par la petite langue de feu chaleureuse, séparée du bruit et de la fureur déchaînés sur le monde et pour jouir du feu d’artifice dont les couleurs brillantes éclataient tout en haut, illuminant de leur scintillement l’obscurité du dôme de l’âme. » (La nuit des idoles, Laffont, 1997)

[4] « Je vis pour la première fois Gabriel Jonathan Louria en un jour mémorable de ma vie, le jour où, de tout près, de l’autre côté de la rue, je contemplai le Roi des Rois, Puissance de la Trinité, Élu de Dieu, Lion de Juda : Haïlé Sélassié, Empereur d’Abyssinie. C’était en 1936 au milieu de l’été – j’avais alors dix ans – et tandis que je montais l’eau puisée à la citerne, sur la large véranda de notre maison qui donnait rue des Prophètes, je vis l’Empereur gagnant d’un pas alerte le consulat éthiopien en face de chez nous. Quand je me retournai, je découvris un homme assis sur la chaise de paille près de la table de la terrasse qui me regardait, moi et le spectacle qui se déroulait devant moi, les yeux souriants. Rentré de Paris ce même jour, M. Louria retrouvait la maison de feu son père, car en vérité, la maison que nous habitions appartenait à son père : Gabriel lui-même y était né, il y avait grandi et le puits qui nous donnait l’eau était le puits de son enfance » (Le palais des vases brisés, Gallimard, 1978).

[5] « Salomon le roi bâtit le Saint des Saints à Yahveh son Dieu et il écrivit le Cantique des Cantiques pour la plus belle de ses mille femmes. Son Saint des Saints a été détruit mais le Cantique des Cantiques écrit pour elle demeure et vit et en lui se manifeste à tous les yeux capables de voir le secret de l’odeur de son amour pour elle qui est le secret de la cassolette de parfums dans le Saint des Saints ». (Le jour de la comtesse, Gallimard, 1981)

[6] C’est en hommage à ce personnage que j’ai écrit, avec Nicole Madar, le roman Sroulik (éditions Maurice Nadeau, 2006).

Laisser un commentaire